SUISSE, LE TEMPS, 17.07.2020, Pittet
Révélation de l’été sur 100 mètres et lauréate du Prix de l’Université de Lausanne, la Tessinoise de 24 ans passe avec succès du tartan aux amphithéâtres, avec des ambitions dans les deux domaines, et le talent pour les concrétiser
Les athlètes disent parfois qu’à l’approche d’une compétition importante, ils ne peuvent ni ne veulent penser à autre chose. C’est l’un des mensonges les plus éhontés de la communication sportive: un équilibre entre différentes activités profite toujours à la performance. Des recherches le démontrent, la sprinteuse Ajla Del Ponte en est la preuve vivante. «J’ai toujours réalisé mes meilleures courses pendant mes périodes d’examens», rétorque-t-elle à ceux qui lui demandent son secret pour si bien concilier sport de haut niveau et études universitaires.
Il y a d’un côté le 100 et le 200 mètres. De l’autre l’italien, l’histoire et l’anglais. L’athlétisme et les lettres se concurrencent bien sûr dans l’agenda, mais sont d’inséparables complices dans l’absolu. «Le sport d’élite implique qu’on organise tout autour de lui pour que cela fonctionne, glisse l’entraîneur Laurent Meuwly. Mais en parallèle, Ajla a toujours besoin d’un bouquin à lire ou d’un rapport à rédiger, sinon elle s’ennuie et rien ne va.»
C’est tout l’inverse en ce drôle de début d’été 2020. Sur la piste, la jeune femme (24 ans) vient d’améliorer sa meilleure performance personnelle sur 100 mètres en 11”08, un temps qui lui aurait permis de disputer la finale des derniers Championnats du monde ou de se qualifier pour les Jeux olympiques 2020. Au détour d’un amphi, elle a reçu le Prix de l’Université de Lausanne pour sa capacité à «porter au plus haut les valeurs [de l’institution], en permettant à l’excellence sportive et à l’excellence académique de s’enrichir mutuellement».
Progression linéaire
Les jambes tournent comme jamais. La tête carbure à plein régime. Et plus aucun rêve ne semble trop grand pour elle. L’année prochaine sera littéraire (son mémoire de master sur la poésie italienne au XVIe siècle) et bien sûr olympique. La question n’est d’ailleurs plus, soutient son coach, «de savoir si – ou quand – elle se qualifiera pour Tokyo 2021, mais comment faire pour être le plus en forme possible et atteindre la finale».
Dans l’immédiat, Laurent Meuwly lui attribue un potentiel d’amélioration de 5 à 6 centièmes sur 100 mètres, «si elle réalise la course parfaite», ce qui la mènerait à moins d’un dixième du record national de Mujinga Kambundji (10”95). Ses limites? Seul l’avenir les connaît. Après tout, la Tessinoise est aussi devenue en début d’été l’Européenne la plus rapide de l’histoire sur 150 mètres avec départ en virage. Le format n’est pas classique mais la performance est éloquente.
Surtout, la sprinteuse témoigne d’une progression linéaire depuis 2015, quand elle a demandé à rejoindre le groupe d’entraînement du mentor de Lea Sprunger alors qu’elle envisageait des études à Lausanne. «Elle valait alors 11”90 sur 100 mètres et son niveau technique n’était pas très élevé. Mais elle comprend les corrections et parvient à les appliquer très rapidement. Sa capacité d’apprentissage est remarquable.»
Ses jambes, Ajla Del Ponte les a sculptées comme ça, sans y faire attention. L’effet des douze premières années de sa vie dans le petit village de Bignasco, «jamais à l’intérieur» mais plutôt à crapahuter «dans la nature idyllique» du Val Maggia. Celui du sport, aussi: patinage artistique, volleyball, unihockey. Ses parents étaient soucieux que leur progéniture s’imprègne en clubs de certaines valeurs. Elle a croché autant que son frangin Karim, de deux ans son cadet, qui vient de disputer une saison de deuxième division suisse de hockey sur glace avec les Ticino Rockets après cinq ans à mener en Amérique du Nord sa quête de professionnalisme.
En tête, l’aînée n’avait pas nécessairement un tel projet de carrière. Le sport de haut niveau s’est imposé à elle «très progressivement», presque par hasard au départ. «Lorsque j’avais 12 ans, ma famille a déménagé à Losone pour que mon frère et moi ayons moins de déplacements à faire pour aller à l’école. Pendant une petite période, je n’ai plus fait de sport. Il y a eu une étape de l’UBS Kids Cup [une compétition d’athlétisme pour enfants], je m’en suis bien sortie, et ma mère a appelé l’US Ascona… qui reste mon club, aujourd’hui encore.»
Nature sociale
Les débuts sont variés. La jeune fille saute à la perche, lance un javelot, développe des affinités avec le sprint. Puis il y eut quelques flashs. 2012: l’ado de 16 ans regarde les Jeux olympiques en se disant que ce serait cool d’y participer dans quelques années. 2014: elle voit partout les posters de l’équipe de Suisse du relais 4×100 mètres, qui est appelée à faire la fierté du pays aux Championnats d’Europe de
Zurich, en pensant qu’elle en ferait bien partie un jour. «Ce sont des petits éléments de motivation qui se sont additionnés au fil du temps», souffle-t-elle.
Le compte fut bon avant qu’elle ne le réalise. Quelques mois après son arrivée à Lausanne, sous la houlette de Laurent Meuwly, elle s’envole pour Rio et les JO 2016 afin de courir avec Sarah Atcho, Ellen Sprunger et Salomé Kora. Depuis, la composition du quatuor a évolué mais il demeure un des fleurons de l’athlétisme national. Malgré des progrès individuels fulgurants ces derniers mois, c’est avec ses coéquipières qu’Ajla Del Ponte estime avoir le plus de chances de briller à Tokyo.
Le collectif avant l’individuel. Il s’agit moins d’un plan pour décrocher une médaille que d’un état d’esprit général. L’étudiante en histoire se dit «fascinée» par les mouvements ouvriers et la manière dont ils ont façonné le monde d’aujourd’hui. Elle aspire à enseigner, un jour, pour mettre l’accent sur des facettes que l’histoire a un peu tendance à passer sous silence, comme l’impact de la colonisation sur les populations indigènes. Et au sein de l’équipe de relais, l’athlète se satisfait d’être une tête (et des jambes) parmi d’autres. Peut-être même «la plus discrète».
D’accord: Mujinga Kambundji, Sarah Atcho ou Salomé Kora sont solaires, parfois exubérantes. Mais la Tessinoise est elle-même assez loin d’être renfermée. Au bout du fil, elle s’excuse d’ailleurs plusieurs fois de «trop parler» – ce n’est pas le cas. Mais «discrète», vraiment? «Ce qui est amusant, c’est que ma personnalité change en fonction de la langue que je parle», répond cette polyglotte qui maîtrise le français, l’allemand, l’anglais et bien sûr l’italien… en plus du bosniaque, sa langue maternelle.
Le rôle de Heidi
Aujourd’hui, la sprinteuse partage sa vie entre les Pays-Bas (où Laurent Meuwly travaille comme entraîneur national), Losone (où réside sa famille) et Lausanne (où elle a une coloc’ pour les études). «Mais ce sont des lieux de passage, lance-t-elle. Les deux endroits où je me sens vraiment chez moi, ce sont Bignasco et Jajce, en Bosnie-Herzégovine.» Un lieu «magique» où elle a passé de nombreuses vacances à jouer avec ses cousins.
Sa mère, Senada, a fui la guerre dans les années 1990. Au Tessin, elle a épousé Claudio, commercial dans la construction, et est devenue médecin. Leur fille, elle, se sent Suisse des jambes à la tête. Mais elle se réclame d’une nation multiculturelle, ouverte sur le monde, qui considère sa diversité comme une richesse. Lorsque de tristes sires ont raillé des relayeuses aux peaux trop noires pour le pays qu’elles représentaient, la seule blanche du quatuor a insisté sur ses racines d’ailleurs plutôt que d’accepter le rôle de Heidi.
Elle endosse en revanche volontiers la responsabilité de «construire quelque chose de positif» sur la terre brûlée par la morosité de la crise actuelle. Ses performances, ses succès et son sourire, pour le redonner à ses proches, aux amateurs d’athlétisme, pourquoi pas au-delà. «C’est peut-être trop de dire ça comme ça, remarque-t-elle, mais c’est ma manière de rendre hommage à tous ceux qui ont travaillé dans les hôpitaux notamment. C’est une vraie motivation à l’heure actuelle.» Les jambes ne poussent jamais aussi fort que lorsque la tête sait pourquoi.